Les Critères d’humanité
Quelle image peut-on se forger qui rassemble des critères communs à la totalité des hommes et de leurs ancêtres ? Le premier et le plus important de tous, c’est la station verticale ; c’est aussi, comme on vient de le voir, le dernier dont la réalité ait été admise, ce qui a contraint, pendant plusieurs générations, à poser le problème de l’homme sur une base fausse. Tous les fossiles connus, aussi étranges soient-ils que l’Australopithèque, possèdent la station verticale. Deux critères sont corollaires du premier : ce sont la possession d’une face courte et celle d’une main libre pendant la locomotion. […] La liberté de la main implique presque forcément une activité technique différente de celles des singes et sa liberté pendant la locomotion, alliée à une face courte et sans canines offensives, commande l’utilisation des organes artificiels que sont les outils. Station debout, face courte, main libre pendant la locomotion et possession d’outils amovibles sont vraiment les critères fondamentaux de l’humanité. […] On peut s’étonner que l’importance du volume du cerveau n’intervienne qu’ensuite. En réalité, il est difficile de donner la prééminence à tel ou tel caractère, car tout est lié dans le développement des espèces, mais il me semble certain que le développement cérébral est en quelque sorte un critère secondaire. Il joue, lorsque l’humanité est acquise, un rôle décisif dans le développement des sociétés, mais il est certainement, sur le plan de l’évolution stricte, corrélatif de la station verticale et non pas, comme on l’a cru pendant longtemps, primordial. […] L’homo sapiens réalise la dernière étape connue de l’évolution hominienne et la première où les contraintes de l’évolution zoologique soient franchies et incommensurablement dépassées. […]
«… Ainsi c’est grâce à cette organisation que l’esprit, comme un musicien, produit en nous le langage et que nous devenons capables de parler. Ce privilège, jamais sans doute nous ne l’aurions, si nos lèvres devaient assurer, pour les besoins du corps, la charge pesante et pénible de la nourriture. Mais les mains ont pris sur elles cette charge et ont libéré la bouche pour le service de la parole. »
Grégoire de Nysse.
Traité de la Création de l’Homme.
379 après J.C.
Il y a bien peu à ajouter à cette citation, sinon pour commenter, en langage du XXème siècle, ce qui était évidence, déjà, il y a mille six cents ans. La main qui libère la parole, c’est exactement ce à quoi aboutit la paléontologie. Si la paléontologie y aboutit par une voie bien différente de celle de Grégoire de Nysse, comme lui pourtant elle parle de « libéralisation » pour caractériser l’évolution vers les sommets de la conscience humaine. En effet, dans une perspective qui va du poisson de l’ère primaire à l’homme de l’ère quaternaire, on croit assister à une série de libérations successives : celle du corps entier par rapport à l’élément liquide, celle de la tête par rapport au sol, celle de la main par rapport à la locomotion et finalement celle du cerveau par rapport au masque facial. Que ce sentiment soit artificiel n’est guère douteux car on crée, en isolant des fossiles privilégiés, une évidence qu’aucune démonstration convaincante n’est parvenue à entamer, c’est que le monde vivant mûrit d’âge en âge et qu’en faisant le choix de formes pertinentes on met en lumière une longue piste régulièrement ascendante sur laquelle chaque « libération » marque une accélération de plus en plus considérable.
André Leroi-Gourhan – Le geste et la parole (tome 1)
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