« LA MAIN DE DIEU D’AUGUSTE RODIN » Extrait de l’ouvrage Rodin de Bernard Vasseur, au Cercle d’Art, 2010 :
Vérification : considérons justement La Main de Dieu, cette pièce unique qui est la métaphore par excellence de l’art du sculpteur et comme un condensé de tout Rodin.Elle est la figuration même de la création, mais -variation fantasmée?- c’est le couple entremêlé et sensuel de l’homme et de la femme (et pas seulement Adam comme dans le texte biblique) qui est modelé dans le limon originel. Elle est aussi la rêverie de la main, qui, écrivait Gaston Bachelard, « a sa poésie aussi bien que le regard » : elle est ce qui donne forme à l’informe, l’ordre vainqueur du chaos, dans la parfaite dialectique du dur et du mou, de la résistance et de la souplesse, du lisse parfaitement ouvré et rugueux non finito cher à Michel-Ange, que vient souligner l’irrégularité des traces de l’outil laissées dans la matière brute (le bloc informe fait partie de la pièce ouvrée).
Cette main de Dieu est peut-être est peut-être même surgie d’un moulage sur mesure de la propre main de Rodin. En tout cas, symboliquement, c’est bien la sienne, ainsi que le déclara Bernard Shaw du vivant du « Maître ». Car le règne de l’humain commence avec elle : la bête sans main, même dans les réussites les plus tardives de l’évolution, ne crée qu’une industrie monotone aussitôt née que perdue, sans transmission, ni descendance, et reste au seuil de l’art. Elle est aussi ce qui a été retiré par amputation violente aux Ombres, ces créatures damnées surgies de l’Enfer de Dante, dans la version en plâtre que donnera Rodin de sa Porte de l’Enfer et qu’il exposera en 1900 dans son pavillon de l’Alma, en marge de l’exposition universelle. Et dans les pouvoirs de la main dort toute la magie du travail du sculpteur : c’est là que surgit ce « miracle » la manière inerte prenant « vie » (mot crucial chez Rodin) dans les mains de l’artiste et que doit rendre sensible la pièce qui en résulte. Rien de cérébral là-dedans! L’inspiration? L’imagination? Rodin s’insurge : » je suis un ouvrier qui se plaît aux occupations les plus viles. Ces rudes mains que voici travaillent le bloc, gâchent le plâtre…Je suis comme les artistes de la Renaissance : c’étaient des artisans et non de beaux messieurs. » il dit la même chose pour ses apprentis dont il trouve l’éducation de son temps trop livresque. Il peste contre son époque qui promeut la machine et néglige l’outil et son manche tenu par la main (« Notre époque est celle des ingénieurs et des usiniers, mais non celle des artistes… Aujourd’hui l’art est chassé de la vie quotidienne. Ce qui est utile, dit-on n’a pas besoin d’être beau. »). Rodin : le plus bel « éloge de la main » possible avant Henri Focillon!
La main, c’est l’ »Agent suprême ». C’est aussi un résultat : la pièce qu’il ne cessa de réaliser tout au long de sa carrière, de celle d’Adam (1880)- dont le doigt tendu sensible bien venir du célèbre doigt de Dieu au plafond de la chapelle Sixtine- jusqu’à celles qui peuplent (avec bras, pieds et jambes) ses collections « d’abattis » (il appelait ainsi les éléments de son lexique plastique qu’il assemblait pour composer des pièces nouvelles, comme avec un nombre fini de mots on peut créer des phrases inédites à l’infini).
Rodin a introduit en sculpture le culture du fragment, faisant voler en éclat l’unité du corps, comme si les parties (les organes, comme la main) y prenaient le pas sur tout. Ce qu’à merveilleusement relevé Rilke : « Il y a dans l’oeuvre de Rodin des mains, des mains indépendantes et petites qui, sans appartenir à aucun corps, sont vivantes (…) Les mains sont déjà un organisme compliqué, un delta où beaucoup de vie, venue de loin, conflue, pour se jeter dans le grand courant de l’action (…) Rodin a le pouvoir de donner à une partie quelconque de cette vaste surface vibrante (qu’est la main) l’indépendance et la plénitude d’un tout. «
…. Rodin rime bien avec main !
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